Le Canada et l'abandon des humanités
Au Canada, latin et grec ont disparu des programmes
Jean-Paul Brighelli - 3 Octobre 2010
Les langues mortes, telles que le latin et le grec, avaient trouvé refuge dans les établissements scolaires pour continuer d'exister. Mais au Canada, ces matières ont disparu du cursus secondaire depuis les années 1960. A travers le blog de Jean-Paul Brighelli, Lionel Navarro raconte le jour où il a fait cette terrible découverte.
Béatrice Barennes évoquait ici-même il y a peu, le sort peu reluisant des «humanités», comme on disait à l'époque où l'on était persuadé que l'étude des langues et des cultures anciennes avait à voir avec l'humanisme d'un côté et le fait d'être humain de l'autre.
Lionel Navarro, en voyage d'études au Québec, espion attitré de Bonnet d'âne chez les pédagogistes de la Belle Province, a vécu il y a quelques jours une expérience intéressante, dont je vous livre ci-dessous le récit.
Bonne lecture...
Sursum corda de Lionel Navarro
« En 2002, seulement 5% de la population québécoise voulait que l’éducation soit une priorité pour le gouvernement (1) » (sondage Ad Hoc Recherche (2)).
La Chaire Publique AéLIéS de l’Université Laval organisait le lundi 27 septembre 2010 une soirée de conférences. Son thème : « La culture classique : un héritage pour l’avenir ? » (3). Ses intervenants : Jacques Desaultels, professeur retraité de langue, de littérature et de civilisation grecque, Jean-Marc Narbonne, philosophe, Janick Auberger, historienne et philologue (Française agrégée des Lettres Classiques).
Le programme s’annonçait sous de tonifiants auspices.
Je ne savais pas encore que l’enseignement des langues anciennes avait disparu du Secondaire depuis les années 60. L’explication tient dans l’histoire québécoise du mouvement d’indépendance vis-à-vis du Catholicisme omniprésent dans les cœurs, les esprits et les lois (au début du XXe siècle : 40% du personnel enseignant au Québec est religieux) : le Collège classique (4), confessionnel et payant, laissa place à l’École obligatoire, gratuite, laïque, ainsi qu’aux nouveaux cégeps (5).
Les Jésuites, qui professaient les langues grecque, latine et moderne, les auteurs anciens, les mathématiques, la philosophie et la religion fermèrent boutique. L’élite québécoise voulut libérer le peuple : elle versa dans les oubliettes la science des pères. Le bébé partit avec l’eau du bain, ces dignes matières étant entachées d’excrémentielles oppressions.
Le Rapport Parent (1963-1966) et la Révolution tranquille (6) firent de « l’éducation la responsabilité de l’État et un droit pour tous » (7) : la démocratisation et la massification de l’enseignement se mirent en marche. En dix ans, le nombre des inscrits à l’université avait explosé de 350%.
Lors de la soirée, une mère inscrite en Maîtrise ES -Études anciennes- à l’Université Laval me raconta que son père, enfant parmi les 21 autres rejetons de ses parents, ne put -malgré son désir- poursuivre son instruction. La malchance tomba, et «c’est le hasard qui décida du destin», me dit l’étudiante, «mes grands-parents tirèrent au sort l’heureux élu» : «elle frappa l’un de ses frères qui n’en avait cure, si je puis dire s'agissant d'école religieuse». Il irait chez les Jésuites. Étudier coûtait excessivement cher pour les familles paysannes ( : à 14 ans (fin de la scolarité obligatoire à partir de 1946, avec un taux de décrochage de 50% au Primaire), l’autre garçon fut retiré de l’école et aida aux travaux de la ferme. Il rejoignit ainsi les 94% de Montréalais francophones âgés de 11 ans qui, des années plus tôt en 1926, quittaient l’école dès la fin de leur 6ème année scolaire accomplie (9).
Leurs petits compatriotes québécois anglophones étaient plus chanceux. « À la même époque, le réseau scolaire protestant, qui regroupe les Anglophones, est au contraire déjà bien organisé, très fréquenté, dégagé de l'influence religieuse » (10). La population francophone montréalaise d’alors ne disposait d’aucune école publique.
L’élitisme devint, je le devine seulement, le diable du mouvement laïque : j’ai entendu, de la part de jeunes poulains doctoraux, le lundi de la conférence, le refus des grandes écoles à la française, discriminantes («discrimination sociale par les savoirs», tel fut le maître mot finalement de la soirée, puisque seuls peuvent savoir ceux qui sont riches, ceux qui parlent correctement le Français – pensons aux immigrés).
Le mouvement laïc des années 60, renversant l’omniprésence du pouvoir étouffant de l’Église catholique, s’est alors appuyé -c’est un peu plus qu'une hypothèse- sur les « sciences de l’éducation » qui pointaient alors au Canada le bout de leur long nez.
Libération du religieux élitiste (le latin, le grec, la philosophie… obligatoires) allant de pair avec la libération des masses à l’égard de connaissances difficiles à acquérir sans doute… Égalité, égalitarisme, déformation du mot. Obsession du même. Et de l’inégalité des chances.
J’entendis donc, ce lundi-là, de doctes et distingués savants. J’applaudis au fin propos de Janick Auberger sur la nécessité de se plonger toujours dans la pensée à jamais actuelle des Grecs. Elle pestait contre la société de la performance et de la rentabilité ; je poussais un grognement quand elle révéla à l’assemblée qu’un sous-ministre de l’Éducation québécoise lui avait lancé que connaître la langue d’Homère ne servait à rien pour « vidanger sa voiture ». J’étais à mon aise jusqu’à ce que je découvre qu’il n’y a ni Grec ni Latin au Secondaire. Le masque alors tomba.
M. Desaultels (10), helléniste, ne veut pas « revenir en arrière » : aux 6 heures de Grec et de Latin par semaine (au douloureux Collège classique donc, au Catholicisme repoussoir). Et Mme Auberger, un peu plus rebelle quant à elle, puisque française, souhaita ardemment l’instauration d’une heure de « latin-grec-latin » (mythologie, culture) afin que les élèves goûtent à la mamelle antique. Histoire que cela leur infuse quelque désir à l’université, histoire (c'était en filigrane) qu’il y ait assez d’étudiants pour sauver les chaires et leurs subventions... Le Québec ne fait plus étudier ces langues qu’à ce niveau d’excellence.
La conférence s’acheva. Je constatais que des trois intervenants, l’un était satisfait de la situation scolaire actuelle qui lui assurait son gagne-pain, et l’autre demeurait dans une indépassable ambiguïté (« Peut mieux faire », aurais-je envie d’écrire sur son bulletin de notes). Le Directeur de la Chaire Publique m’avoua alors : « je tiens infiniment à l’enseignement de la culture classique. Mais il y a tant d’autres choses, plus importantes, que l'on doit sauver dans notre système scolaire. Regarde un peu la réforme pour l’Histoire au Secondaire (12) ».
En 2010, 30% des élèves au Québec décrochent du système scolaire. 15% des adolescents abandonnent l’école sans diplôme d’études secondaires. Les garçons sont les plus touchés, comme en France. 5% de leurs parents voulaient, en 2002, que l’Éducation ne soit pas une priorité pour leur gouvernement. Et le grand journal indépendantiste Le Devoir désigne les élèves du mot de « clientèle ».
Les extraits du Banquet de Platon, lus par l’admirable Jack Robitaille, sauvèrent ma désolante soirée.
(1) En 1911, le vicaire apostolique du golfe Saint-Laurent (la Côte-Nord), Gustave Évêque, écrit au surintendant de l'Instruction publique afin de décrire l'état des écoles de son district. Sur «700 milles de littoral laurentien», il compte 17 écoles : «six bonnes, quatre passables, sept misérables», écrit-il, déplorant l'abandon dans lequel on laisse certains villages, complètement coupés du reste du monde.
«On tient à avoir une école, mais les parents ne s'attachent pas assez à suivre leurs enfants, à les faire travailler à la maison, à se rendre compte de leurs progrès, à s'assurer s'ils sont exacts à fréquenter la classe», écrit M. Évêque. Il déplore en outre la faible rétribution des institutrices — la majorité reçoit 100 $ par année, mais cinq sont à 30 $ et logées chez l'habitant : «si les salaires étaient plus élevés, le personnel de l'enseignement se renouvellerait moins souvent et les progrès intellectuels seraient à coup sûr plus satisfaisants.
(1) http://www.ledevoir.com/societe/education/296944/100-ans-...
(2) http://www.ledevoir.com/societe/education/296834/derniere...
(3) http://www.aelies.ulaval.ca/index.php?id=218#c645<...
(4) http://www.thecanadianencyclopedia.com/articles/fr/college-classique
(5) http://www.thecanadianencyclopedia.com/index.cfm?PgNm=TCE...
(6) http://www.republiquelibre.org/cousture/LESAGE.HTM...
(7) http://www.ledevoir.com/societe/education/296828/un-nouve...
La Commission sur l’enseignement au Québec fut présidée par Mgr Alphonse-Marie Parent. Elle préconisa l’école publique, gratuite et obligatoire.
( Mais est-ce bien différent aujourd’hui, au Canada, au Québec, malgré l’augmentation du nombre des bourses d’études ? http://www.journalmetro.com/linfo/article/637093--les-fra... Une immigrée vietnamienne, entre autres, qui me coiffa à Toronto, me dit : « L’éducation ici est un business. C’est devenu impossible. Même dans mon pays d’origine, acheter un ordinateur, les fournitures, les livres… ». L’accès à l’instruction a un coût prohibitif pour les familles les moins à l’abri des crises économiques. Mais elles se saignent pour leur progéniture qui ne doit pas faillir du point de vue scolaire et des ambitions parentales. Les banques d’investissement appellent les nouveaux papas et mamans à la naissance du bébé (oui les hôpitaux vendent les numéros de leurs clients). Elles leur proposent des plans d’épargne. Ceux-ci ne sont utilisables que si l’enfant va à l’université, choisie de longue date par les géniteurs, sinon l’argent investi est perdu… Bonjour la pression familiale.
(9) Tableau comparatif des systèmes scolaires français et québécois : https://www.sram.qc.ca/etudiant-international/tableaux-comparatifs
(10) http://www.ledevoir.com/societe/education/296841/partis-d... Ne pas ignorer que la population anglophone pouvait avoir tout intérêt à conserver le statu quo scolaire et l’absence de partage des savoirs et des compétences : « Le gouvernement fait tout ce qu’il peut pour arrêter l’industrie parmi nous et il nous dit : vous n’êtes pas industrieux. Il s’empare des biens destinés à l’éducation, il la décourage et dit : vous êtes ignorants. Il nous refuse les places d’honneur et de profit, et il nous dit : vous êtes sans richesse, sans considération » (L’Echo du pays [hebdomadaire réformiste], 1835, cité par Laurent Mailhot, La Littérature québécoise depuis ses origines, TYPO Essai, 2003, Montréal, p.29).
(11) Décontenancé de me rendre compte que peut-être l’ennemi des langues anciennes fait partie de leur camp, j’écoutais, nerveux, ce membre de la Société Royale au Canada encenser l’enseignement moderne permettant aux adolescents du Secondaire et de CEGEP d’apprendre un métier. Exclusivement cela, pour ne pas être exclu du monde du travail. Lui, un spécialiste des mythes antiques, dire -sans rire- cette monstruosité, alors que tout du monde grec nous parle de libération par la raison, avec les dieux, contre les dieux. Voici que l’homme est -dans ce monde nord-américain, et ailleurs- une fonction. J’interpelais l’une et l’autre sur leur paradoxe et sur le fait que, grâce à leurs études classiques au Secondaire, ils ont les postes et fonctions qu’ils ont.
(12)http://www.ledevoir.com/societe/education/107695/cours-d-... et http://www.ledevoir.com/societe/education/165373/le-cours...